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CORPS OTAGE

La résilience, ce premier mot né de mon fil à broder, mes parents la connaissent. Survivants de la guerre, ils ont appris à se construire après une jeunesse qui leur a été soufflée.

 

Ma mère gardera l’empreinte de cette mémoire dans son corps jusqu’à son dernier souffle. Rongée par l’ostéoporose qui réduit en poussière doucement, vicieusement, son squelette, empreinte toujours active du manque de nourriture souffert par ce corps alors qu’il était en pleine formation. Aujourd’hui empreinte de ce corps usé.

 

Comment ne pas penser aux travaux de l’artiste Maria Lassnig qui traque le travail du temps qui décompose/recompose sans cesse la topographie de son corps. Menant une sorte de chasse à l’empreinte en train de s’inscrire. L’empreinte elle aussi de son corps, aujourd’hui en perpétuelle souffrance, est le sujet omniprésent des travaux de l’artiste autrichienne qui aborde sa vieillesse, le crépuscule de son corps qui s’effrite, se désorganise. Elle n’a cessé de peindre, sa vie durant, le journal de ce qu’elle nomme la conscience corporelle au jour le jour.

 

En utilisant son corps comme matière elle aborde aujourd’hui l’actualité de sa vieillesse.

Maria Lassnig – Untitled (Horizontally on two crutches) — 2005

Comment ne pas penser également, si on se penche sur l’empreinte de la souffrance du corps, à Alina Szapocznikow, artiste juive polonaise, qui a travaillé ce qui fut la survivance de l’histoire de cette seconde guerre mondiale avec tous les traumatismes que celle-ci a engendrés, en utilisant son propre corps pour concept.

 

Elle voyait dans son propre corps, des vivants-mourants, souffrants, torturés, mutilés, voire en décomposition, morcelés, défigurés, expérimentés. Auschwitz a toujours habité son corps et son esprit.

 

J’ai été prise d’une émotion intense lors de l’exposition au Centre Pompidou des dessins de l’artiste. Formes abstraites au feutre, à l’encre, au stylo dégageant une telle force de vie malgré l’attaque du corps morcelé. Une volonté d’exorcisation m'a alors saisie et est restée en réserve au plus profond de moi.

Alina Szapocznikow – sans titre — 1963

Dans ce même musée, dans l’exposition Collections contemporaines des années 1960 à nos jours, j’ai découvert l’œuvre de Joseph Beuys « Plight ».

 

Hasard ? Opportunité ? Je me suis trouvée seule face à cette installation de deux pièces exigües de murs recouverts de rouleaux de feutrine. Au centre, un piano à queue, couvercle fermé sur lequel sont disposés un tableau noir et un thermomètre.

 

Première impression d’étouffement, sensation d’une énergie négative. J’étais mal à l’aise et connaissant l’histoire vécue par l’artiste, j’ai eu l’impression d’être enfermée dans un bunker. Je me suis orientée vers la lecture du cartel et, en découvrant la date de sa réalisation, mes sens ont été davantage mis à rude épreuve lorsque j’ai découvert que cette œuvre avait été réalisée un an avant la mort de l’artiste. La sensation d’acouphène et l’air raréfié m’ont renvoyée au capitonnage d’un cercueil. Cette mise en scène me glaça d’effroi. J’ai eu le sentiment que l’artiste nous donnait à percevoir cette vision de la mort qu’il avait approchée de si près lors de son accident d’avion pendant la guerre, cette empreinte qu’il connaissait, prémonition d’un avenir morbide duquel cette fois-ci il ne pourrait échapper.

Joseph Beuys – Plight — 1985

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