EMPREiNTE(s)
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Avant de m'orienter vers l'empreinte, j'avais pensé travailler la relation artiste/artisan.
Pourquoi ? Sans doute parce que je viens du monde de l'artisanat, celui de la mosaïque qui est aussi un art millénaire mais dont la place n'est pas toujours reconnue.
Je voulais à travers ce travail de réflexion et de création mêlées que me proposait la préparation du diplôme, rendre hommage à ce faire du mosaïste, à ce laisser trace séculaire ainsi qu'aux autres métiers d'art auxquels ont recours les artistes dans la réalisation de leurs œuvres.
Sans doute cette démarche relevait-elle d'une appréhension à sortir de mon domaine initial de compétence, une volonté de me protéger en défendant ce que j'étais et qui me semblait insuffisamment considéré.
Puis, en travaillant, en me plongeant dans l'étude plus approfondie des artistes contemporains, et en recueillant les objections de mon tuteur, j'ai compris que je faisais fausse route. Je m'engageais dans une voie plus historique et illustrative d'une idée que dans un réel travail de création.
J'avais, dès le départ, l'intuition confuse qu'il allait se passer quelque chose, que dans le cadre de la préparation du DNSEP, j'allais m'ouvrir, dépasser ma pratique habituelle, me dépasser moi-même et c'est ce qui est arrivé. J'ai insensiblement glissé vers autre chose, ce qui était caché au plus profond de moi : l'art, comme libération de soi et moyen d'exploration du monde et de relation aux autres.
Et j'ai sauté le pas. Je suis entrée dans l'univers de la création contemporaine à travers les différents mouvements ou personnalités artistiques que j'ai redécouverts ou découverts au fur et à mesure que j'avançais dans mes recherches. Il s'agit de domaines que je n'avais personnellement pas encore explorés ou expérimentés précédemment, ou dont j'avais laissé la trace, enfouie ou endormie en moi.
J'étais portée par une force d'expression qui s'imposait à moi.
Ce qui m'a toutefois conduite à l'empreinte c'est sans doute ce caractère propre à la mosaïque que j'ai toujours eu à cœur de souligner et de défendre. Ce laisser trace porté par un médium d'une si intense luminosité. Hymne à la liberté et à la vie. La survivance têtue des mosaïques anonymes, depuis l'Antiquité, cette empreinte qui nous vient du fond des âges malgré le passage du temps, malgré les destructions, malgré la terre qui l'a ensevelie, peut ressurgir, intacte, luisante comme un éclat vivant venu du passé. J'ai toujours aimé cette persistance, cette résistance obstinée de la matière qui inscrit mes réalisations en mosaïque dans un combat utopique contre le temps, contre l'usure.
« Empreindre, nous dit le classique Littré, c'est produire en relief ou en creux, par la pression sur une surface, une figure, des traits, etc. Ex : Il empreignit son sceau dans la cire ». C'est reproduire une forme par contact.
L’empreinte n'est pas éloignée de la trace, mais à la différence de celle-ci, elle suppose la troisième dimension : le relief ou le creux.
L'empreinte est une trace dense, en relief, en profondeur.
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Comme le dit l'artiste Michèlle Debat :
« De l'empreinte à la trace, se joue le passage de la sculpture au dessin,
du moulage à l'inscription du temps. »
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Comme la trace, elle parle du passé au présent, elle est mémoire, « fossile du temps » dirait Giuseppe Pénone.
Elle certifie l'existence, l'événement; l'empreinte a valeur de preuve légale dans l'enquête judiciaire. L'empreinte vaut signature de l'auteur de l’acte.
Le champ du mot s'est néanmoins élargi dans la langue contemporaine. Avec l’exploration de domaines nouveaux (écologie, médecine, psychiatrie), le mot a fait recette.
Mais je m'arrêterai ici aux domaines ayant à voir avec l'art.
On pense, bien sûr, aux origines mêmes de la représentation ou tout au moins de ce que l'archéologie nous en a fait connaître à travers la découverte de vestiges d'art préhistorique : mains peintes, positives, de la grotte de Bernifal en Dordogne, mains négatives de la grotte Chauvet en Ardèche, frottements en creux de doigts au plafond des grottes de la Beaume en Ardèche. Sortes de signatures de l'homme de Néandertal, empreintes du corps même, affirmation d'existence, signes de rituels thérapeutiques, magiques, religieux ?
Les racines religieuses de la représentation, de l'image, de l'icône, nous la trouvons ouvertement dans cet épisode de l'histoire sainte : Véronique, tendant au Christ son voile sur le chemin du calvaire pour qu'il s'en éponge le visage. Le Christ le lui rend : elle découvre que le linge porte l'empreinte du visage divin. La peinture s’emparera de ce sujet au cours de l’histoire. L'étymologie populaire donnera à Véronique le sens d'image vraie (vera- icon).
S'ouvrira le grand débat qui animera les églises pendant des siècles : celui de la présence réelle de Dieu dans sa représentation, dans l'icône. Les conciles successifs viendront trancher entre iconoclastes et iconodules, provoquant schismes et séparations des Églises chrétiennes.
Présence réelle de la divinité dans l'image, empreinte par excellence ! À la fois présence et absence.
Énigme de l'empreinte à la racine même de l'art.
Combien d'artistes n'ont-ils pas rôdé autour de cette thématique, s'emparant de toutes les techniques que ce procédé met en œuvre ?
Le Centre Pompidou n'organisait-il pas en 1997 une exposition intitulée Empreintes empruntées ? Trois cents œuvres, sur un parcours de 1400 m, avaient été réunies par Didi Huberman, commissaire de l'exposition. Se côtoyaient Marcel Duchamp, Picasso, Miro, Yves Klein, Jaspers Johns, Robert Morris, Simon Hantaï et bien d'autres. Artistes-phares, tous, de l'art moderne et contemporain. Moulages, sculptures composites, frottages, anthropométries, objets déposés sur plaques photosensibles… là se déployait tout le champ des techniques d'empreinte en art depuis les traces préhistoriques, en passant par les traces encrées de poisson de la tradition japonaise jusqu'aux moulages de l'absence d'un Claudio Parmiggiani.
L'exposition, par la confrontation de ces artistes si divers interrogeait le sens que prend aujourd'hui l'utilisation de cette technique de reproduction par contact, à l'âge de la sophistication des techniques industrielles de reproduction.
Pour ce qui est de mon travail propre, je crois pouvoir dire que si je n'ai pas littéralement eu recours à la reproduction par contact, j'ai procédé à une sorte travail de fouille archéologique sur le matériau qui fait ma propre personne : mon corps, mon histoire.
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